03 avril 2011

vertiges

    Le p’tit Jack avait toujours été fasciné par les précipices. Depuis qu’il avait commencé à gigoter sur sa table à langer, il était attiré par le vide et ses mystères. C’était plus fort que lui, il fallait qu’il s’en approche, qu’il tente le diable, qu’il prenne le risque inconscient de basculer. C’était, sans l’ombre d’un doute, un enfant heureux de vivre, aimé et entouré, un enfant qu’on ne laisse pas tomber. Il ne fallait donc pas y voir autre chose que de la curiosité mal placée.
Le jour de ses 8 ans, ses parents lui ont offert une virée normande sur les falaises d’Étretat, où le vide alentour est roi. Pris de vertiges, le p’tit Jack s’est pâmé avant de crier à s’époumoner, de joyeux hurlements immédiatement étouffés par les chaudes rafales de vent d’été. Puis il a couru à perdre haleine vers la mer, qui semblait, au loin, prolonger la terre.
    Le jeune garçon a calmé ses ardeurs en arrivant tout près du bord. Les falaises de calcaire dominaient les galets à plus de quatre-vingt-dix mètres de hauteur. Elles s’érodaient avec le temps, se délestant de plus en plus souvent, reculant inéluctablement, faisant craindre aux riverains que leur maison serait, tôt ou tard, offerte en pâture au rivage. Le gamin était loin d’imaginer tout cela. Il se perdait déjà passionnément dans l’immensité salée.
    Il est resté un long moment sur ses deux pieds, hypnotisé par les embruns, avant de s’accroupir au sol, le regard rivé sur l’à-pic. Il s’est couché sur les herbes folles et a rampé lentement vers les nids de goélands. Il voulait voir de plus près ces balcons de craie et de brindilles. Le temps s’est arrêté. Il a observé leurs envolées sans jamais s’ennuyer, ces circonvolutions bruyantes et incessantes, ce ballet virevoltant de ces intouchables oiseaux blancs.
    Le p’tit Jack en a pris plein la vue, en panoramique, s’attardant longuement sur le mouvement descendant de la marée en contrebas, s’oxygénant à plein poumon, s’irradiant d’iode marine et tripant au moindre assaut du vent. Il était bien. Il a patienté ainsi jusqu’au coucher d’un opulent soleil orangé sur l’horizon métallisé. Tout jeune qu’il était, il s’est enivré de ce moment arraché à sa trépidante vie d’enfant.
    Il a découvert qu’il s’y retrouvait, qu’il aurait pu habiter là, pour toujours. Il savait pertinemment qu’à l’école, il passerait pour fou s’il racontait ne serait-ce qu’un soupçon de ses étranges émotions. Alors, il s’est fait une promesse immédiatement emportée par le vent. Il reviendrait quand il sera grand, pour vivre là, tout en haut de cette falaise.
    Le crépuscule a sorti le p’tit Jack de son rêve éveillé. Il a été rejoint par ses parents, qui l’avaient abandonné à son fantasme, restant derrière, à une distance raisonnable. Sa maman s’est mise à genou à côté de lui, elle lui a pris la main et lui a fait un bisou en souriant. Elle avait saisi l’émotion de son rejeton, émue à son tour par la sensibilité et la fierté de son fils.
    Le papa du p’tit Jack, lui aussi revigoré par ce bout d’après-midi vivifiant passé en bord de mer, a soumis l’idée de finir la journée en beauté en allant se ruer en famille sur une marmite de moules marinières. Son invitation s'est vue ponctuer de nouveaux cris, des cris de ralliement. Puis, pris d’un coup de folie, il a soulevé sa fine femme de l’herbage, a enroulé vigoureusement son bras autour de ses hanches, l’invitant gaiement de son autre main à danser aux vents. Devant leur p’tit Jack amusé, ils ont tourné, tourné et tourné encore, partageant un large sourire, avant de trébucher. Ils dansaient beaucoup trop près du vide.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Non!! Oh non!! Mais... mais... c'est horrible. La poésie dramatique, la beauté des mots pour une fin si cruelle... Une bouffée d'émotions authentiques, vivifiantes, vertigineuses puis le drame, inattendu... J'adore! J'en redemande! ENCORE! Nico, tu montes vers le sommet. Je crois que c'est de loin mon texte préféré! xx Magg

sylviescrap a dit…

J'adore te lire mon chéri.....tu jongles avec les mots, tu es fait pour écrire........même si à chaque nouvelle, la fin est triste, tu sais jouer avec les mots jusqu'au bout de l'émotion!

Mel a dit…

J'ai la chair de poule... c'est vraiment bien... ça tient en haleine!!