15 janvier 2011

la fête à mOnsieur Simard

   Il était de bonne humeur en mettant le pied par terre, ce matin, monsieur Simard. 81 ans aujourd'hui et une santé de fer. Pourtant, c'est à la mort qu'il a pensée en se glissant dans ses charentaises. À la mort et à ses vieux camarades, tous disparus, avec lesquels il aurait voulu partager sa journée d'anniversaire et festoyer, comme au bon vieux temps. Le temps où le bouchon de la bouteille de pinard partait directement à la poubelle quand on l'ouvrait. Il a pensé à son camarade de toujours, ce satané Dédé qui s'est pendu un jour de lucidité. Il a pensé à Edmond, qui buvait moins que les copains, mais qui a quand même eu droit à une fatale cirrhose du foie. Il a même pensé à René l'infirmier, rongé par cette saloperie de cancer du côlon qu'il avait cru avoir vaincu après huit ans de traitement handicapant et avilissant, mais qui est revenu à la charge par-derrière pour l'exterminer en moins d'une semaine. Le courant passait plus trop avec René sur la fin, mais c’est comme ça, il y a pensé.
   La maladie, monsieur Simard n'en a finalement souffert que par procuration. Il s'en est d’ailleurs un peu voulu pour ça, se demandant bien pourquoi la vie l'avait épargné à ce point-là, lui qui en avait tant abusé. « Un roc, mon vieux, t'es un roc », a-t-il soufflé au visage gras et buriné qu'il observait fièrement dans la glace ce matin. Il a souri à ce vieil homme aux quatre-vingt-un printemps, il a nettoyé l'émotion qui lui embrouillait la vue, s'est dispensé une petite toilette de chat, s'est raclé violemment la gorge, puis il a gueulé après Gisèle.
   C'est un rituel, tous les matins, même de bon poil, monsieur Simard râle après sa femme. Même si chaque jour, son jus de chaussettes, ses toasts généreusement beurrés et ses œufs au plat, bien poivrés comme il aime, l'attendent à son coin de table, il ne peut pas s'en empêcher, faut qu'il gueule. Ce n'est que lorsqu'il a le ventre plein et qu’il s’est bruyamment étiré, qu’il s'approche de celle qui a partagé les soixante-deux dernières années de son existence pour l'embrasser affectueusement. Goguenard, monsieur Simard place ses deux grosses paluches de part et d'autre de la tête de Gisèle, la regarde une poignée de secondes droit dans les yeux en esquissant un sourire satisfait et lui pose une petite bise sur le front, avant de repartir en bougonnant.
   Après avoir parcouru en vitesse les informations locales et lu en détail les avis de décès, monsieur Simard a pris ses cliques et ses claques et a fait le tour du pâté de maisons pour se dégourdir les jambes avant de filer chez son boucher. Il aime ce moment où il discute le bout de gras en passant chaque pièce de bœuf en revue, avant d'opter finalement systématiquement pour une entrecôte, que Gisèle lui servira bleue avec ses petites patates sautées au beurre et à l'ail et qu'il arrosera de son sempiternel petit verre de rouge qui pique.
   Il se rend à la Boucherie Landry à peu près tous les jeudis depuis une trentaine d'années. Monsieur Simard a bien connu le père Landry, qui est mort en découpant de la viande dans l'arrière-boutique voilà cinq ans, et il a fini par se lier d'affection avec ses deux fils, Éric et Jean-Noël, qui ont repris l’affaire et qui savent y faire avec les clients :
      — Comment ça va ce matin monsieur Simard? a lancé Éric Landry.
      — Je prends 81 ans aujourd'hui mon gars, tu vois un vieillard quelque part toi?
      — Nan, pis je vais vous dire, monsieur Simard, bah vous les faites pas voyez... Un vrai jeune homme !
       — Un jeune homme qui compte ses dents et qui crache à moitié quand il parle... vil flatteur! Pour moi, c'est bientôt la mort mon grand...
      — Houla, 'tendez, vous y êtes pas monsieur Simard, pis ça m'intéresse pas moi de perdre un bon client comme vous...
      — Nan, mais je dis pas que je VEUX mourir... Je dis juste que je suis prêt, c'est tout...
 Le boucher fait une drôle de mine, tourne la tête vers la file d'attente qui s'allonge, mais ne rétorque rien.
      — Tu vois mon p'tit, je regarde derrière moi, pis je me dis que le compte y est. J'ai bien vécu, j'ai pas grand-chose à me reprocher. Nan, je veux foutre le camp avant de plus être capable de rien faire de ma grosse carcasse. Pis je te dis, mes enfants vivent leur vie maintenant. Ils oublient même de venir me voir. Regardez, il n'y en a pas un qui m'a souhaité mon anniversaire aujourd'hui. Mes petits-enfants, on n’en parle pas, ils se fichent bien de leurs grands-parents... Ouais...
      — Vous exagérez pas un peu là, monsieur Simard? Vous avez quand même votre femme, c'est pas rien...
      — La Gisèle? Mais la Gisèle, quand je la regarde, je sais plus pourquoi je suis tombé amoureux mon gars... Ah qu'est-ce que tu veux, c'est comme ça, pis c'est pas maintenant qu'on va y changer quelque chose hein, pas vrai?
      — Est-ce qu'il vous faut aut'chose, monsieur Simard?
      — Nan, merci bien, à jeudi prochain mon gars!
   Monsieur Simard s'est rendu à la caisse lentement, ses épaules basculant très nettement d'un côté puis de l'autre. Il avait ce sourire de l'homme content, gentiment dans la lune. Il a souri à madame Janine sans lui dire un mot, a payé sa bidoche en liquide, puis s'est écroulé de tout son long en un bruit sourd. Le choc, violent, définitif, a résonné quelques instants dans la boucherie, tout le monde restant figé, sans voix. Il était presque midi. Monsieur Simard venait de rendre l'âme, sans rien voir venir.
   À la maison, tout le monde l'attend, sa femme Gisèle et Tonio le bichon maltais, ses trois enfants, ses sept petits-enfants et son arrière-petite-fille sont là, cachés dans la chambre d'amis, pressés et excités à l'idée de sortir d'un coup par surprise pour souhaiter à ce bon vieux monsieur Simard, un joyeux anniversaire...

1 commentaire:

Mel a dit…

J'avais oublié de te mettre un com!!
Alors, bien sûr je me doutais de la fin... c'est ton registre!! Mais bon je viens de le relire et j'ai encore versé ma larme!! Le clou c'est quand tu te dis que sa famille l'attend pour une surprise alors que mr simard s'imaginait que tout le monde avait oublié!!
C'est marrant, à certains moment, je m'imagine notre papy... qui pouvait aussi être bouggon par moment... et les pommes de terre sautées comme mamy!! Mais je me fais peut être un film!?!
En tout cas, c'est encore une fois une réussite... et je trouve ton histoire très facile à lire!!
C'est triste, mais c'est bien!! :-)